Le lait local africain face au coronavirus

Le Kenya, en Afrique de l’Est, protège ses producteurs laitiers. Ce protectionnisme a-t-il permis à la filière lait du Kenya de mieux résister aux effets économiques de l’épidémie du coronavirus ? C’est ce que semblent indiquer les indicateurs récoltés par Africa-Milk. Ils sont meilleurs au Kenya que dans d’autres pays d’Afrique.

Actuellement, le Kenya maintient des droits de douane d’une moyenne de plus de 50% sur une série de produits agricoles, y compris les produits laitiers. Dès le début de la crise de Covid-19, le gouvernement kenyan a permis que le transport de produits agricoles continue. La production, la distribution et la commercialisation des aliments ont été considérés comme l’un des services essentiels afin d’assurer la sécurité alimentaire de la majorité des Kenyans. En mai 2020, les frontières de la Tanzanie et de la Somalie ont été fermées, à l’exception du transport des marchandises.

Les chercheurs de la plateforme Africa-Milk (1) ont constaté des modifications des préférences des consommateurs kenyans. La demande de produits à valeur ajoutée tels que le yogourt et le lait fermenté a augmenté. Les transformateurs ont profité de l’aubaine. La production laitière à la ferme a augmenté et les canaux de commercialisation des producteurs se sont diversifiés.

Un mois seulement avant la détection des infections dans le pays, le gouvernement avait demandé à son propre transformateur (le New Kenya Cooperative Creameries – NKCC) d’acheter du lait aux agriculteurs à un meilleur prix. Cette ordonnance a obligé les transformateurs collectifs et privés à améliorer leurs prix à la ferme. L’ordonnance reste en vigueur pendant la période de Covid-19 et tous les transformateurs ont acheté le lait à des prix proches ou supérieurs au prix fixé par le gouvernement. Le bien-être des agriculteurs a continué de s’améliorer même en pleine augmentation de l’offre, puisque la demande des consommateurs est également restée relativement élevée.

Avec des mouvements restreints en provenance des pays voisins, le pays a connu une diminution du flux de lait importé. Cela a favorisé les producteurs kenyans et stabilisé les prix. Le Kenya a introduit un prélèvement de 10 % sur les importations de produits laitiers afin de protéger l’industrie locale contre la concurrence déloyale.

Cependant, le Kenya et les États-Unis ont officiellement lancé des négociations en vue d’un accord commercial bilatéral (2). Les producteurs laitiers américains veulent un accès sans entrave de leurs produits laitiers au marché kenyan dans le cadre de ce futur accord de libre-échange entre Nairobi et Washington, ce qui pourrait avoir des conséquences importantes pour les producteurs de lait kenyans.

L’International Dairy Foods Association (IDFA), l’organe représentatif de l’industrie américaine de fabrication et de commercialisation des produits laitiers, a déclaré que les mesures protectionnistes du Kenya limitent la capacité des produits laitiers américains à entrer sur le marché kenyan. En août dernier, Michael Dykes, directeur général de l’IDFA a déclaré que les négociateurs américains devraient chercher à obtenir des réductions tarifaires ambitieuses, y compris pour les produits laitiers protégés au Kenya, tout en cherchant à y simplifier et à y faciliter l’entrée des importations de produits laitiers américains.

Les observateurs craignent que cet accord avec le Kenya, s’il est ratifié, serve à l’avenir de modèle pour d’autres négociations commerciales des USA avec les Etats africains.

Plus de difficultés en Afrique de l’Ouest

Les constats d’Africa-Milk concernant l’Afrique de l’Ouest (3) sont plus mitigés. A Dakar, au Sénégal, il n’y a pas eu d’arrêt des importations de lait en poudre, juste des retards à la livraison avec une logistique maritime perturbée en amont.

Il apparait que les laiteries industrielles et les supermarchés ont joué un rôle important pendant la crise. La situation a profité aux supermarchés qui ont très rapidement réagi aux mesures barrières pour rassurer leurs clients. Les grandes laiteries ont notamment permis l’achat du lait et ont compensé les difficultés des plus petites laiteries. En revanche, de nombreux producteurs et collecteurs ont souffert de cette période, mettant en péril certains circuits de collecte. Les laiteries ont réduit de 25% leur activité.

A Banfora, une ville du sud du Burkina Faso, un responsable de la laiterie Labanko estimait au début de la crise que « la distribution des produits transformés aux clients est la plus impactée par la situation. Labanko distribue normalement ses produits sur une bonne partie du territoire national et en Côte d’Ivoire. Cette distribution se fait surtout via les sociétés de transports en commun, il est donc devenu impossible pour Labanko d’acheminer ses produits vers ses clients ».

Un mois durant, aux premières heures des mesures de restriction sur les déplacements prises par le gouvernement, les éleveurs n’arrivaient pas à écouler le lait car les collecteurs ne pouvaient plus traverser les postes de péage pour aller livrer aux laiteries.

Mais les autorités et les acteurs des filières ont pris des dispositions pour permettre la reprise des livraisons après quelques semaines d’interruption. Au sud-ouest du Burkina Faso, la directrice d’une mini-laiterie de la ville de Bobo Dioulasso a déclaré que « La direction régionale du Ministère en charge de l’élevage a envoyé aux postes de Gendarmerie situés aux différentes entrées de la ville de Bobo-Dioulasso des lettres comportant les noms des collecteurs principaux des différents centres de collecte de lait. Cela a permis la reprise des livraisons après plus de trois semaines d’interruption ».

Dans les réseaux de collecte les plus modestes, la reprise des livraisons s’est faite, mais avec une forte réduction des quantités habituelles. Selon les responsables d’un centre situé à Bama (au nord de Bobo-Dioulasso) la collecte 100 litres de lait par jour en temps normal avait chuté de 50% à la mi-avril.

Des circuits informels qui se formalisent

Certaines laiteries ont bénéficié d’un afflux de lait consécutif aux difficultés rencontrées pour transporter le lait dans les circuits informels.

Au Sénégal, les producteurs des fermes des Niayes (au nord-ouest) et les pasteurs et agro-pasteurs de la région de Fatick (près de la frontière gambienne) ayant du mal à écouler leur production sur le marché local, se sont tournés vers la SIAGRO (Société Industrielle Agroalimentaire) pour vendre leur lait.

Un responsable de la SIAGRO estimait, le 14 avril dernier, que le volume disponible pour la collecte avait ainsi été multiplié par deux du jour au lendemain. Il évoquait même un risque de dépassement de la capacité d’absorption de l’usine et projetait d’attribuer des quotas de livraisons pour gérer ce flux.

Des invendus à Madagascar

Africa-Milk a également communiqué quelques informations sur la filière lait à Madagascar. Les transformateurs ont eu du mal à suivre la demande. Les consommateurs se sont plus tournés vers les produits à longue conservation type poudre et lait concentré. En mars 2020, au moins 50% de la production laitière était jetée chaque jour. Au début de la crise sanitaire, les éleveurs ont été forcés de parcourir de longues distances pour vendre leur lait en porte-à-porte ou au bord des routes. Il y a eu beaucoup d’invendus.

Les collecteurs de lait se sont plaints des temps d’attente pour franchir les contrôles sur les routes. Des coopératives transformatrices ont réduit de moitié leur commande auprès des éleveurs. De nombreux opérateurs ont déclaré n’avoir plus assez de temps pour écouler leurs stocks à cause de l’obligation de fermeture des points de vente avant midi. Les pertes ont été énormes puisqu’elles ont représenté 75% de la production collectée dans la journée. Les petits producteurs sont dorénavant tentés d’abandonner l’activité laitière et de déstocker le cheptel, ce qui provoque une baisse du potentiel laitier.

La principale conséquence des restrictions dues au Covid-19 est l’arrêt des fromageries artisanales qui représentent 70% du lait transformé. Ces arrêts sont en partie imputables à l’interdiction de circulation des taxis brousses utilisés par les collecteurs pour acheminer le lait, mais également à la fermeture obligatoire des magasins l’après-midi.

Comme au Sénégal, les grandes laiteries du secteur formel, comme Socolait, ont bénéficié d’un afflux de lait habituellement vendu sur le marché informel. A long terme, les producteurs pourraient être tentés à se tourner vers ce débouché qui s’est montré plus résilient en période de crise sanitaire. Cet afflux de lait a bénéficié à Socolait, mais la question de ses capacités techniques et logistiques à maitriser de plus grands volumes est posée.

Et pendant ce temps en Europe

A la suite de la crise du coronavirus, la Commission européenne a voulu secourir la filière en subventionnant le stockage privé. Les autorités françaises ont expliqué que « l’UE a décidé d’activer une mesure d’aide au stockage privé pour le lait écrémé en poudre pour aider la filière agricole à faire face au recul brutal ou aux changements de la consommation dans l’UE et les pays partenaires, en conséquence de l’épidémie mondiale de Covid-19 et du confinement des populations. Grâce à cette mesure, les opérateurs pourront, sur demande, recevoir une aide pour couvrir leurs frais de stockage pour une durée de stockage entre 90 et 180 jours, depuis le lendemain du dépôt de la demande jusqu’au jour précédant la sortie du stockage ».

Sur le site CommodAfrica (4), Erwin Schöpges, Président de l’European Milk Board explique : « les multinationales et autres grosses entreprises qui peuvent acheter de la poudre de lait à un prix très bas, vont avoir leurs frais de stockage couverts en grande partie par l’Europe et vont pouvoir revendre la poudre de lait avec des bénéfices. C’est l’ouverture à la spéculation sur le lait (…) Avec la décision de l’Europe de subventionner le stockage de la surproduction laitière, on s’attend à ce que ces volumes soient déstockés vers l’Afrique. Ceci viendra exacerber la concurrence qui existe déjà avec la poudre de lait importée d’Europe, notamment la poudre de lait écrémée et rengraissée avec des huiles végétales (…) On veut sensibiliser nos décideurs politiques au niveau régional pour que des mesures soient prises pour protéger cette filière mais nous interpelons aussi l’Europe pour qu’elle sache quel est l’impact de cette politique sur la filière du lait local en Afrique. On demande d’éviter le dumping. Il ne faut pas que l’Europe reprenne d’une main ce qu’elle donne de l’autre. »

Résumé par Pierre Coopman

Cet article est réalisé par :

Défis Sud

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