Le 10 avril, moment historique : la signature d’une déclaration commune

A l’occasion d’une grande journée de mobilisation et de solidarité, les éleveurs européens et ouest-africains ont signé, tous ensemble, une déclaration commune : ils ont ainsi pu témoigner du lien qui les unit, des difficultés et des espoirs qu’ils partagent et présenter les mesures qu’ils veulent voir être mises en oeuvre pour parvenir à, tous, vivre de leur travail. Un moment historique qui marque le début d’une entente et d’une collaboration à long terme pour mieux se faire entendre et faire changer les politiques.

Voici le texte de cette déclaration commune.

Déclaration commune des organisations paysannes et de producteurs laitiers pour le lait local et équitable en Afrique de l’Ouest et en Europe

Nous, productrices et producteurs de lait local d’Afrique de l’Ouest et du Tchad, représentons près de 50 millions d’éleveurs, leurs familles et leurs communautés. Nous tirons nos revenus et nos moyens d’existence de l’élevage (agro-)pastoral, principalement dans les zones arides et semi-arides d’Afrique de l’Ouest et du Tchad, confrontées aux changements climatiques, à la pauvreté, l’insécurité croissante, et à la faiblesse de services et d’infrastructures de base. Malgré ces contraintes nous produisons plus de la moitié du lait consommé dans notre région.

Potentiel important

Il existe un potentiel important pour développer nos structures locales de collecte et de transformation du lait local et d’en faire un levier pour permettre d’accéder aux emplois, revenus, sécurité alimentaire et nutritionnelle. Ceci peut participer au développement socio-économique durable des zones rurales souvent fragiles et marginalisées, et à plus de sécurité, de paix et de coopération régionale. Autant d’éléments qui offrent des perspectives d’avenir notamment aux jeunes ruraux. Les systèmes locaux de mini-laiteries, centres de collecte, industries locales et réseaux de distribution locale permettent aux consommateurs d’accéder à des produits laitiers locaux de qualité. Ils contribuent à rémunérer les éleveurs grâce à un prix du lait équitable. Ils permettent aux éleveurs de mieux faire face à des contraintes complexes (foncières, politiques, climatiques, etc.) et sur lesquelles ils ont peu d’emprise.

Importation de poudres

Tant que ce potentiel n’est pas pleinement exploité, la région se voit obligée d’importer des quantités importantes et croissantes de poudres de lait ou de substituts. Elles sont utilisées par les transformateurs, principalement industriels, pour la fabrication de divers produits laitiers (lait pasteurisé, yaourts, etc.) ou reconditionnée en emballages plus petits. Attirées par un marché ouest-africain en pleine croissance, les entreprises laitières européennes y investissent fortement dans la transformation et la commercialisation, afin de trouver de nouveaux débouchés aux excédents européens de diverses poudres de lait. Elles exportent depuis l’Europe ou importent depuis l’Afrique des poudres de lait écrémé ou entier à bas coûts, et depuis quelques années, massivement des mélanges de lait écrémé et de graisses végétales (huile de palme essentiellement) en poudre, en moyenne 30% moins chers. Impossible de faire face à cette concurrence inéquitable. Les femmes rurales en sont les premières victimes, en tant que productrices, transformatrices, entrepreneuses. Elles sont au cœur du système laitier local dont elles tirent des revenus affectés prioritairement aux besoins de leurs familles et qui améliorent de ce fait leur position sociale.

Nous, productrices et producteurs d’Afrique de l’Ouest, tenons nos gouvernements et la CEDEAO redevables de leurs choix politiques et attendons de leur part un soutien renforcé au développement équitable de la filière lait local. Nous demandons de relever les taxes d’importation sur les produits importés et des mesures ciblées d’exonération de TVA sur le lait local, de renforcer la transparence du marché – y compris sur les mélanges de poudres réengraissées avec des huiles végétales et par l’étiquetage sur l’origine et la teneur en lait -, de conditionner les investissements étrangers à des obligations de collecte de lait local, et d’utiliser les nouvelles recettes fiscales pour soutenir le développement de la filière lait local. 

Politique européenne problématique

L’exportation massive des mélanges de poudres réengraissées avec des huiles végétales est la conséquence la plus nocive d’une politique européenne défaillante. Une politique qui pousse à produire toujours plus au prix le plus bas, menant à des crises de prix successives obligeant les producteurs et productrices européens à vendre leur lait à des prix qui ne leur permettent pas de vivre dignement. Cette politique laitière européenne vient à l’encontre des efforts de l’aide publique au développement de l’Union Européenne  qui s’investit pourtant fortement dans le développement durable du Sahel. Nous nous sommes montrés solidaires avec nos collègues européens pendant ces crises.

Nous, productrices et producteurs laitiers européens, nous ne voulons pas être complices des effets néfastes de la politique laitière européenne sur le développement des filières de lait local et équitable en Afrique, par l’exportation à prix cassés de nos excédents. Nous nous engageons, en alliance avec des citoyens et organisations européennes, à demander un changement des politiques européennes afin qu’elles contribuent à valoriser le potentiel des filières de lait local et équitable en Afrique. Nous nous engageons à continuer à soutenir des projets de solidarité développant ces filières, les producteurs devant être au cœur de ces initiatives.

Nous, productrices et producteurs d’Afrique de l’Ouest et d’Europe, partageant ensemble l’objectif de pouvoir vivre dignement de notre travail et de contribuer de manière solidaire au développement durable de nos agricultures et nos territoires, nous nous engageons à travailler ensemble au développement du lait local et équitable en Afrique et en Europe, et d’œuvrer à changer les politiques afin qu’elles nous permettent de réaliser cet objectif commun. C’est pourquoi, par cette déclaration, nous demandons à l’Union Européenne de prendre les mesures suivantes :

  • Interdire toutes formes de dumping de produits laitiers et de mélanges réengraissés de matières grasses végétales sur les marchés Africains, notamment en évitant toutes formes d’appui aux exportations visant à soutenir les intérêts des exportateurs de produits laitiers européens pour écouler la surproduction européenne ; en cessant de financer la promotion des exportations de produits laitiers et de mélanges de poudre qui mettent en danger le développement de la filière de lait local en Afrique.
  • Permettre aux productrices et producteurs européens de bénéficier de prix couvrant les coûts de production et rémunérant décemment leur travail. Étant donné qu’actuellement, les productrices et producteurs européens ne perçoivent pas des prix qui couvrent leurs coûts, ils restent cependant dépendants des paiements directs.
  • Adopter des mesures flexibles de gestion de l’offre de la production laitière européenne pour éviter des crises résultant de surproduction pouvant avoir des effets néfastes pour les productrices et producteurs en Europe et en Afrique. Le Programme de responsabilisation face au marché[1] (PRM), par exemple, permet de surveiller et anticiper des crises imminentes et d’y répondre par un système de réduction de production afin de garantir la stabilité du marché.
  • Revoir les accords et négociations commerciales entre l’Union européenne et l’Afrique de l’Ouest, en évitant toute pression pour la conclusion des Accords de Partenariat Economique et accepter de les réviser afin de les mettre en cohérence avec le développement harmonieux de l’intégration du marché régional ; en respectant la souveraineté des pays de l’Afrique de l’Ouest pour protéger et développer le potentiel de la filière de lait local, y compris la politique régionale ouest-africaine en préparation appelée « offensive lait » et pour revoir leurs tarifs extérieurs communs en 2020, sans contreparties.
  • Renforcer la transparence des marchés en élargissant le mandat de l’Observatoire Européen des Marchés du Lait, à la collecte et l’analyse des données sur les coûts de production dans les Etats membres, les coûts et marges de la transformation et de la distribution des différents produits laitiers et des mélanges réengraissés de matières grasses végétales. Il doit aussi couvrir les volumes et prix de différents types de produits exportés vers les pays en développement, y compris de mélange réengraissés de matières grasses végétales, et les données sur les échanges intra-entreprises de produits laitiers européens vers leurs filiales en Afrique.
  • Garantir la cohérence des politiques agricoles et commerciales européennes en faveur du développement durable en analysant leurs impacts sur les objectifs de développement durable, les droits humains, dont les droits des paysans et autres personnes travaillant en zones rurales[2]. Cette cohérence doit être renforcée par la création d’un mécanisme regroupant l’ensemble des institutions et politiques européennes (agriculture, commerce, environnement, santé, coopération, relations internationales, migration) et des acteurs concernés afin de développer des approches et outils favorisant la réalisation des droits humains et des objectifs de développement durable de manière cohérente et inclusive.
  • Appuyer les initiatives existantes en Afrique portées par les productrices et producteurs de lait, notamment par un soutien financier aux projets de développement de la filière laitière locale et équitable qui contribuent à accroitre les revenus des productrices et producteurs, à renforcer la coopération entre les différents acteurs concernés, y compris par la promotion des produits laitiers locaux auprès des consommateurs ouest-africains, et par le soutien à l’« offensive lait » de la CEDEAO.

[1] Voir http://www.europeanmilkboard.org/fr/special-content/programme-de-responsabilisation-face-au-marche.html

[2] Conformément à la Déclaration adopté à l’AG des Nations-Unies du 17 décembre 2018 https://www.un.org/en/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/RES/73/165&Lang=F